Le manuel de la culture : Comment les dirigeants peuvent réellement façonner les organisations
Dans cet article, j’examine comment la culture influence les performances, pourquoi l'ignorer peut être préjudiciable et comment les véritables leaders favorisent le changement en reconnaissant et en répondant à huit styles culturels distincts (que je vous présenterai aussi, rassurez-vous).
1. La culture est un levier de management.
Et pourtant, la plupart des managers l’ignorent. La culture façonne, littéralement, les attitudes, les comportements et, in fine, les performances tout autant que la stratégie, mais elle est souvent mal comprise ou reléguée au service RH. Alors que la stratégie définit, au niveau macro, les mesures à prendre, la culture, elle, influence la manière dont les individus se comportent au quotidien lors de la mise en œuvre de ces mesures. « La culture mange la stratégie au petit-déjeuner » est plus qu'une simple citation, c'est un avertissement : Schein (2010) a souligné que la culture opère à des niveaux inconscients et qu'elle est souvent plus durable que les plans stratégiques.
2. Les quatre attributs de la culture
Fondée sur des décennies de recherche, nous avons compris que la culture présentait quatre propriétés fondamentales :
partagée : elle n'existe qu'au niveau du groupe, sous-entendu, votre équipe,
omniprésente : visible dans les comportements, les rituels, les systèmes mis en place,
durable : façonnée par des cycles d'attraction-sélection-attrition (Schneider, 1987) des individus au sein de l’organisation,
implicite : les gens la perçoivent et la suivent instinctivement (Schwartz, 1992 ; Wilson, 1998).
Comprendre ces propriétés fondamentales vous permettra d'ajuster vos systèmes du niveau macro au niveau micro, c’est-à-dire de votre système managérial calibré et structuré, jusqu’aux comportements individuels quotidiens.
3. Les deux axes de la culture
Sur la base de cadres conceptuels tels que le Competing Values Framework (Cameron & Quinn, 2011), la culture varie selon deux dimensions universelles :
Interaction entre les personnes : Indépendance ↔ Interdépendance
Réaction au changement : Stabilité ↔ Flexibilité
De ces deux axes émergent 8 styles culturels (désolé c’est en anglais) :

Caring (Interdépendance + Stabilité)
Traits : chaleur, soutien, sincérité
Avantages : renforce la confiance, l'engagement et le sentiment d'appartenance
Risques : ralentit la prise de décision, favorise la pensée de groupe, évite les conflits
Purpose (Interdépendance + Flexibilité)
Traits : idéalisme, vision à long terme, recherche de sens
Avantages : favorise la durabilité, la diversité et la responsabilité sociale
Risques : négligent les besoins à court terme, déconnectés de l'urgence opérationnelle
Learning (indépendance + flexibilité)
Traits : exploration, créativité, ouverture d'esprit
Avantages : stimule l'innovation, l'agilité et l'amélioration continue
Risques : manque de concentration, faiblesse dans l'exécution, tendance à la dérive
Enjoyment (indépendance + flexibilité — adjacent à l'apprentissage et à l'objectif)
Traits : plaisir, spontanéité, espièglerie
Avantages : stimule le moral, la créativité et l'esprit d'équipe
Risques : sape la discipline, affaiblit la conformité, crée des incohérences
Results (indépendance + centrage — souvent associé à la bienveillance)
Traits : orienté vers la réussite, motivé par les objectifs, axé sur la performance
Avantages : améliore l'exécution, la clarté et la compétitivité
Risques : augmente le stress, réduit la collaboration, favorise l'épuisement professionnel
Authority (indépendance + stabilité)
Traits : audace, détermination, contrôle
Avantages : permet de prendre des décisions rapides, de réagir aux crises, d'exercer un leadership fort
Risques : alimente les luttes internes, étouffe les contributions, crée une insécurité psychologique
Safety (interdépendance + stabilité — adjacent à l'ordre)
Traits : prudence, planification, conscience des risques
Avantages : renforce la stabilité, la gestion des risques et la continuité
Risques : encourage la bureaucratie, la rigidité et la peur du changement
Order (Interdépendance + Stabilité — au cœur des structures traditionnelles)
Traits : structure, règles, normes communes
Avantages : améliore l'efficacité, la prévisibilité et la coordination
Risques : limite l'innovation, réprime l'individualité, ralentit l'adaptabilité
4. Ce que révèle le cadre culturel — et comment l'appliquer.
1. Ce que révèle le cadre
Le cadre culturel intégré vous aide à décoder les dynamiques organisationnelles de votre équipe, service ou encore organisation selon votre niveau hiérarchique.
Je vous livre, ci-dessous, quelques champs d’application de ce modèle:
Comprendre les styles culturels dominants et secondaires qui motivent les comportements dans votre périmètre : fonctionnez-vous dans une culture axée sur l'attention et les résultats ? Ou êtes-vous coincé dans une culture axée sur la sécurité et l'ordre ? Connaître la combinaison de ces styles est la première étape pour comprendre les obstacles à la performance.
Évaluer la cohérence entre les équipes et les niveaux : le manque d'alignement entre les services reflète souvent des fractures culturelles, et non des lacunes en matière de communication.
Identifier les points de friction culturels : par exemple, une entreprise qui prône l'innovation (Learning) mais récompense la prudence (Safety) engendre la confusion, voire de la frustration.
Repérer les sous-cultures qui surperforment ou sous-performent : la culture n'est pas monolithique. Les équipes les plus performantes ont souvent des schémas distincts.
Diagnostiquer les conflits culturels post-fusion : l'incompatibilité culturelle est l'une des principales causes d'échec de l'intégration.
Évaluer l'alignement entre le leadership et la culture : un leader très autoritaire plongé dans une culture axée sur le sens et l'attention, c'est un échec annoncé.
Définir votre culture idéale et mesurer l'écart : ça va sans dire mais c’est mieux en le disant, vous ne pouvez pas progresser vers plus de clarté si vous ne savez pas où vous en êtes.
2. Comment l'utiliser efficacement ?
Maintenat que vous avez compris le cadre conceptuel voici comment le déployer :
Cartographiez votre paysage culturel actuel
→ Etudiez les comportements, les schémas décisionnels et les perceptions des employés
→ Identifiez lesquels des huit styles dominent, coexistent ou entrent en conflit
Confrontation avec la stratégie et le contexte
→ Posez-vous la question suivante : cette culture, détectée, aide-t-elle ou entrave-t-elle la réalisation de nos objectifs ?
Identifiez les zones de tension
→ Results vs Caring ? Learning vs Order ? Il s'agit de compromis culturels, pas de contradictions. Établissez des priorités de manière intentionnelle.
Engagez des conversations constructives avec les dirigeants
→ Si votre position hiérarchique le permet, utilisez le cadre pour créer un langage commun au plus haut sommet.
→ Sur une approche transversale, brisez les silos en discutant avec vos homologues des autres services.
Diffusez le message de manière intentionnelle
→ Si vous êtes manager stratégique, donnez à vos cadres intermédiaires les moyens de mener à bien le changement par des comportements cohérents, que vous aurez définis ensemble.
→ Traduisez vos aspirations en systèmes de recrutement, de promotion, d'intégration et de performance.
Renforcez par la structure
→ Si vos systèmes récompensent l'autorité (Authority), ne vous attendez pas à ce que le sens émerge comme par magie.
→ Alignez la conception de l'organisation, les mécanismes de récompense et les rituels sur la culture que vous souhaitez instaurer.
5. Le rôle de la culture dans la performance
« Une culture forte, alignée sur le leadership et la stratégie, crée des avantages en termes de performance. » (Groysberg et al., 2018)
Les styles Results et Caring sont les styles dominants les plus courants, respectivement 89 % et 63 %. (Groysberg et al., 2018).
L'engagement et l'orientation client sont les plus élevés lorsque les cultures mettent l'accent sur l'apprentissage (Learning), le sens (Purpose), l'attention (Caring) ou le plaisir (Enjoyment).
L'alignement et la clarté de la culture donnent de meilleurs résultats qu'une culture forte seule qui ne trouve pas d’écho.
6. La culture peut être changée, avec les bons leviers
Changer la culture ne se fait pas avec des affiches ou des slogans. Cela nécessite quatre leviers délibérés :
Exprimer clairement l'aspiration : définir la culture souhaitée à l'aide d'un cadre commun (Schein, 2010), fondé sur les défis actuels et l'orientation future.
Sélectionner et aligner les dirigeants : sélectionner des dirigeants dont le style personnel correspond à la culture cible, car des dirigeants qui ne sont pas en phase avec celle-ci entravent la transformation (Rooke & Torbert, 2005).
Conversations organisationnelles : encouragez le dialogue ascendant et latéral afin d'ancrer les nouvelles normes en mettant en place des tournées de dirigeants, des séances d'écoute et en rendant les décisions visibles.
Repensez les structures et les systèmes : alignez la gestion des performances, le recrutement et la conception organisationnelle sur la culture souhaitée (Mintzberg, 1979).
7. Conclusion : la culture = votre avantage concurrentiel
Dans un monde où les entreprises copient les produits, les technologies et les stratégies du jour au lendemain, la gestion active de votre culture devient un véritable facteur de différenciation durable et défendable. « Les dirigeants doivent cesser de traiter la culture comme un bruit de fond et commencer à l'utiliser comme un outil de performance. »(Groysberg et al., 2018)
A votre solidité,
Olivier KAMEL
Références :
Groysberg, B., Lee, J., Price, J. & Cheng, J. Y.-J. (2018). The Leader’s Guide to Corporate Culture. Harvard Business Review, janvier-février 2018.
Cameron, K. S. & Quinn, R. E. (2011). Diagnostiquer et changer la culture organisationnelle : sur la base du cadre des valeurs concurrentes (3e éd.). Wiley / Jossey‑Bass.
Schein, E. H. (2010). Culture organisationnelle et leadership (4e éd.), Jossey‑Bass.
Largement disponible via Google Books et les sites des éditeurs.
Schneider, B. (1987). The People Make the Place. Personnel Psychology, 40(3), 437–453.
Disponible via les bases de données de revues universitaires et ResearchGate.
Rooke, D. & Torbert, W. R. (2005). « Seven transformations of leadership ». Harvard Business Review, 83(4), 66–76.
Schwartz, S. H. (1992). « Universals in the content and structure of values... » Advances in Experimental Social Psychology, 25, 1–65.
Wilson, E. O. (1998). Consilience: The Unity of Knowledge. Knopf.
Kotter, J. P. & Heskett, J. L. (1992). Corporate Culture and Performance. Free Press.
O’Reilly, C. A., Chatman, J. A. & Caldwell, D. F. (1991). « People and organizational culture… » Academy of Management Journal, 34(3), 487–516.
Mintzberg, H. (1979). The Structuring of Organizations. Prentice Hall.